28/08/2011
Charles Jeandel Bondageur démasqué
Membre éminent de la Société archéologique de Charente, Charles Jeandel (1859-1942) était un petit notable de province. Peintre amateur, il commit un Renversement de l'idole de Sérapis admis, en 1889, au Salon des artistes français. Cette grande toile académique, qui orne aujourd'hui un escalier de la mairie d'Angoulême, n'ayant pas retenu l'attention de la critique, l'auteur renonça aux cimaises parisiennes pour rentrer se marier au bercail et y vivre de ses rentes. Le couple résidait à la campagne, sans se commettre avec ses voisins. Le dimanche, ils se rendaient en calèche à la messe, que Jeandel suivait au premier rang, avec sa vieille mère, tandis que son épouse tenait l'harmonium. Le reste du temps, l'artiste érudit arpentait les environs pour y répertorier les chapelles romanes et s'occupait à gérer le conseil de fabrique de la paroisse (1).
Ses toiles ont disparu. Son album photographique, lui, est entré au musée d'Orsay. Il abrite des images d'un bleu profond et saisissant : des cyanotypes. Ce procédé, dénué de négatif et donc aisé à développer et à tirer soi-même, était très apprécié des particuliers du tournant du siècle. Jeandel s'en est servi pour fixer son environnement familial : les portraits de ses proches, les murs de sa résidence, les paysages et les églises alentour. Rien que d'ordinaire. Mais, avant ce corpus convenable, le carnet s'ouvre sur une centaine de clichés autrement plus inattendus de la part d'un honorable bourgeois de province : des femmes nues, ligotées, entravées, suspendues, écartelées. Amarrées à un cadre de bois massivement charpenté et distendues dans des exhibitions de suppliciées. Encordées, toujours. Les fesses et les cuisses éventuellement striées de coups.
Cagoule. En général, il n'y a qu'une femme par image. Parfois deux, liées l'une à l'autre. Exceptionnellement apparaît aussi un homme, en bourreau, la tête masquée d'une cagoule. Les yeux parfois bandés, ou la bouche bâillonnée, les femmes, elles, figurent le plus souvent à visage découvert, mais elles n'ont pas de regard. Pas de physionomie. Juste des corps. Plutôt lourds, aux antipodes de l'iconographie sadomaso actuelle. Des anatomies appartenant au temps du corset, aux chairs un peu relâchées, que le bleu du cyanotype fige dans une pesanteur immatérielle, irradiant sereinement l'humiliation et la douleur.
Aucune date, aucune légende, aucun moyen d'identification. A tel point que, longtemps, l'indication «Jeandel» portée sur l'album a passé pour une inscription apocryphe, sans rapport certain avec l'auteur des photos. C'est à Hélène Pinet (chargée des collections photographiques au musée Rodin) qu'est revenu le mérite, il y a dix ans, de remonter la piste jusqu'au rentier d'Angoulême, à partir de l'identification du Renversements de l'idole de Sérapis, sa toile égyptianisante, dont le grand format occupait tout un pan de son atelier et dont on entr'aperçoit des fragments à l'arrière-plan des cyanotypes.
Combien de femmes amies, modèles, prostituées ont posé à l'ombre de l'idole de Sérapis ? Trois ? Quatre ? Difficile à discerner. La frange frisée, le bracelet qui orne le bras de l'une d'entre elles désignent pourtant la femme de Jeandel, dont le portrait en pied habite la partie «respectable» de l'album. Une petite femme au regard fixe, laçant ses bras nus sur le devant d'une robe sombre, aux bretelles disgracieuses.
«Soumise» comblée. Les apparences sont trompeuses, les jeux érotiques complexes. Peut-être la triste Madeleine Jeandel a-t-elle été une épouse épanouie et une «soumise» comblée. Voire la secrète instigatrice des cruelles chorégraphies de son mari. Qui sait ? Les photos mentent. Mais, dans le grand silence bleu de l'album, leur murmure paraît plus sinistre. Madeleine était née Castets, fille d'un banquier d'Angoulême, ami de la famille de Jeandel. Jeandel l'a portée sur les fonts baptismaux en proclamant qu'elle serait un jour sa femme. Il l'a épousée en juillet 1898, alors qu'elle n'avait pas 21 ans et qu'il allait en avoir 40. Ils n'ont pas eu d'enfants. Il n'en voulait pas. En 1923, à la mort de Mme Jeandel mère, ils ont quitté leur bâtisse campagnarde pour les hauts quartiers d'Angoulême. La crise de 1929 les a ruinés. Après la mort de Jeandel, en 1942, Madeleine ne subsiste qu'en vendant tout ce qui lui reste : les toiles, les petites cuillères... Elle meurt dans la misère, en 1962, à l'hospice de Beaulieu.
L'album était-il encore en sa possession ? Jeandel aurait-il confié cet instrument de chantage potentiel à un(e) autre ? Après sa mort, comment le carnet a-t-il échappé à la destruction ou au dépeçage d'un brocanteur peu avisé ? Il a fini par aboutir, en tout cas, entre les mains des créateurs de la galerie Texbraun, Hugues Autexier et François Braunschweig. A la mort de ce dernier, en 1989, sa famille en a fait don au musée d'Orsay. Une «fin» inouïe : s'il arrive sans accident à gagner ainsi le circuit très spécialisé des amateurs, un tel objet secret, conçu pour la seule consultation privée (contrairement aux oeuvres d'un Bellmer ou d'un Araki), reste normalement hors de portée des collections publiques.
Le musée en a divulgué quelques images à l'occasion de la grande exposition de la BNF sur le «Nu photographique», en 1997. En a repris quelques autres, plus récemment, sur les cimaises de sa propre galerie permanente de photographie. Et a, surtout, consacré dix pages de sa revue (2) à la passionnante étude d'Hélène Pinet sur Jeandel. Que croyez-vous qu'il advint ? Scandale chez les bonnes âmes ? Ruée de curiosité chez les psys et les amateurs d'érotisme ? Nenni. Nappé dans la claire lumière institutionnelle, les alibis de la peinture et l'anesthésie bleue de son venin, l'album scandaleux connaît aujourd'hui le sort de la «lettre volée». Même entré au musée, le bon monsieur Jeandel, «bondageur» avant le mot, mérite encore la médaille du pervers inconnu.
article de LIBERATION 22 JUIN 2005
PS
pour plus de renseignements un article exhaustif sur le sujet
17:46 Publié dans ART CONTEMPORAIN | Lien permanent | Commentaires (10)
Commentaires
Monsieur et Madame Jeandel avaient bien caché leurs bleus
Écrit par : Odette | 28/08/2011
Intéressante et troublante, l'existence de ces photos, n'est-ce pas ?
je ne sais si nous avons à apprécier les secrets d'alcove, et à bien des égards, de nombreux artistes ou personnalités furent/sont tyranniques moralement avec leurs proches et on a quelques indulgences sur cet aspect de leur personnalité
Bien évidemment, tout n'est pas à mettre sur le même plan... et votre mise en lumière d'aspects sombres est intéressante.
on connait aussi les photos de Man Ray, qui inspira d'ailleurs Picasso. Ce dernier n'était d'ailleurs pas en reste de modèles soumises, Marie-Thérèse notamment et Dora qui vécut avec Bataille. (cf cet article de vanity fair : http://www.vanityfair.com/online/daily/2011/04/qa-john-richardson-on-picassos-uncontrollable-sex-drive)
quant à ces corps relachés, moi je les trouve réels et naturels, proches des corps du classicisme. d'autres photos de la même époque montre des femmes minces, voire maigres plus conformes aux soi-disants canons contemporains qui ont toujours prévalu quoiqu'on en dise. et vous savez bien que certains artistes ou amateurs d'aujourd'hui exposent les chairs...
anesthésie de son venin... belle formule qui ne laisse pas indifférente.
B
Écrit par : petite française | 28/08/2011
comme je le disais chez Petite française, j'aime beaucoup qu'on me raconte ... et waid, vous racontez très bien les choses. Je lis attentive ...
vous êtes le frédéric lodéon de l'érotisme, vous nous décrivez l'oeuvre avec humanisme ( je sens que j'ai dit une connerie là :p)
Écrit par : dita | 29/08/2011
odette
pas mal du tout ....
petite Française
je suis frustré le lien ne marche pas !!!!
je voudrais bien en savoir plus sur dora maar et bataille
dita
pour une fois ce n'est pas ma plume .... j'ai aussi droit à du repos quand même ;)
ps j'aime l'enthousiasme de lodéon
Écrit par : waidandsee | 30/08/2011
http://www.vanityfair.com/online/daily/2011/04/qa-john-richardson-on-picassos-uncontrollable-sex-drive
sinon tu cherche "Picasso" dans le search, c'est le 5e ou 6e article...
mais il n'y a pas grand chose sur dora maar et bataille
je vais me renseigner ;-)
B
Écrit par : PF | 30/08/2011
ah oui ... zut!!! j'avais pas la référence en ROUGE de la fin !! :)
ben tu vois , j'ai cru que c'était du waid. elle t'a copié la coquine :p
moi aussi j'aime bien lodéon. c'est une heure où je suis souvent en voiture. donc je l'écoute quasi quotidiennement...
Écrit par : dita | 30/08/2011
Pf
merci de la précision
dita
à 14h , il y a sur RMC brigitte Lahaye
Écrit par : waid | 30/08/2011
un peu plus de précision sur bataille et dora Maar
"En 1933 Dora rencontre Georges Bataille par d'intermédiaire de Masses, une association d'extrême gauche dont ils sont membres à cette époque. Elle est immédiatement attirée par son intelligence et ses idées politiques. Durant sa liaison avec Bataille elle se prête aux jeux érotiques compliqués de son amant et son entourage. C'est également à cette époque qu'elle fait la connaissance d'André Breton."
Écrit par : waid | 30/08/2011
il a 16 h :p
Écrit par : dita | 31/08/2011
dita
oui ... je sais ... depuis notre echange il parait que son audience a augmenté ;)
Écrit par : waid | 31/08/2011
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