Vers 1912, le jeune peintre Oskar Kokoschka qui commençait à connaitre la gloire, tomba amoureux fou d’Alma Mahler, de sept ans son aînée, qui venait de perdre son mari, le compositeur Gustave Mahler.
Depuis son apparition dans les salons de Vienne, toute jeune, Alma avait été très remarquée, admirée et désirée. Elle aura de nombreux amants et quelques maris dont Gustav Mahler et Walter Gropius, qu’elle épousera après sa rupture avec Kokoschka.
L’idylle d’Oskar et Alma fut mouvementée et ne dura que deux ou trois ans, ponctuée de séparations houleuses et de retrouvailles passionnées. Fascinée par sa belle, Oskar en peignit de nombreux portraits et en dessina de nombreuses esquisses. En guise de petits cadeaux pour toutes sortes d’occasions, il lui offrait des éventails sur lesquels il avait peint des étapes de leur vie amoureuse et ses propres fantasmes. Alma fut véritablement pour Oskar une égérie qui lui inspira de nombreux chef d’œuvre.
Extraits de : « La vie d’Alma Mahler-Werfel ou la fascination réciproque du mythe et de l’œuvre d’art »( Cahiers d’études germaniques 50- 2006 )
Les années 1912 à 1915 comptent, dit-on, parmi les plus fécondes du peintre. Alma est sa muse, sa divinité, son Eurydice – bien vivante toutefois -, sa source essentielle d’inspiration. Tous les portraits de femmes de cette époque ont les traits d’Alma Mahler. L’un des tableaux les plus célèbres de Kokoschka, daté de cette époque, s’intitule La fiancée du vent, et devait, à l’origine, s’appeler Tristan et Iseult ; l’ironie veut que le peintre échange ce tableau, pendant la première guerre mondiale, contre un mauvais cheval. Mais Kokoschka a continué à peindre, même après sa relation passionnelle à Alma Mahler, et sa source d’inspiration ne s’est donc pas trouvée tarie après leur rupture.
[...].De tous ses maris et amants, c’est sans doute Oskar Kokoschka qui a le plus stylisé sa relation à Alma Mahler, en voulant y voir l’expression pure de l’amour passion, en y retrouvant des traits propres au mythe de Tristan et Iseult, ou encore d’Orphée et Eurydice. ..Dans l’histoire qui unit Oskar Kokoschka à Alma Mahler de 1912 à 1915, tous les éléments de l’amour passion tels que nous les connaissons par notre littérature et notre vision de l’amour occidentales sont présents. La souffrance d’amour, la fatalité, le bouleversement de l’ordre social et intérieur, que Kokoschka désigne, à plusieurs reprises, par le terme de« chaos », le lien entre l’amour et la guerre, sont autant de figures du discours amoureux que l’on retrouve sous sa plume. Kokoschka voit en Alma Mahler sa muse protectrice, la femme sans laquelle il est impossible à l’artiste de vivre ni de créer : « Ich muss Dich bald zur Frauhaben, sonst geht meine große Begabung elend zugrunde […] Du bist die Frau und ich derKünstler, und wie wir gegenseitig suchen und verlangen und notwendig haben „.[...] Entre Alma Mahler et Oskar Kokoschka commence une relation passionnelle, où mort ét amour sont étroitement et artificiellement liés[ …..] Alma pose ses exigences à Kokoschka et réclame un chef-d’œuvre en échange du mariage.Alma n’est donc pas qu’une femme séductrice et succombant aux charmes de l’amour, c’est aussi une « femme d’affaires » qui sait reconnaître le talent des artistes qu’elle croise et va chercher à le promouvoir. [...]
1914 est l’année où Kokoschka, pour fuir une relation qui lui paraît de plus en plus sans issue, s’engage comme volontaire dans la première guerre mondiale. Le peintre sort usé d’une union dont la tournure pathologique lui inflige des blessures durables et, pour finir, le front lui paraît plus doux que la vie aux côtés d’Alma…
Quand Alma se lassa de cette relation tumultueuse pour épouser le brillant architecte Walter Gropius avec lequel elle avait entamé une relation à l’époque de son mariage avec Gustav Mahler, Oskar sombra dans le plus grand des chagrins puis se ressaisit pour commander à Hermine Moss, une marionnettiste réputée pour son habileté, une poupée à l’effigie d’Alma, grandeur nature. La réalisation de la poupée prit environ 6 mois au cours desquels, Kokoschka écrivit régulièrement à Hermine pour lui donner des détails et lui envoyer des esquisses. Il voulait que la poupée soit l’exacte réplique de l’amour de sa vie. Cette histoire est bien connue grâce aux nombreux courriers que le peintre adressa à la couturière, des dessins et des notes extrêmement détaillées sur les mensurations et l’aspect de la poupée.
Il semble d’ailleurs qu’Hermine Moss se soit complètement investie dans cette tâche, peut-être éprise de celui qu’elle appelait « Maître » (Meister) et confectionna par la suite une réplique du peintre et de Reisl, la servante qui s’occupait de la poupée, l’entretenait, l’habillait et la servait avec l’uniforme de soubrette que Kokoshka lui avait offert à cet usage.
A partir du moment où le peintre fut en possession de la poupée, il ne s’en sépara plus. Il dormait avec elle, prenait ses repas avec elle-même lorsqu’il allait au restaurant, se promenait avec elle, recevait ses amis en sa présence. Il vivait une relation de couple très uni avec la réplique d’Alma. Tout le monde acceptait cette étrange compagnie, y comprit le poète Georg Trakl avec lequel il était lié. Reisl jouait le jeu avec dévouement.
La marionnette continua d’inspirer l’œuvre de Kokoshka comme Alma de chair et d’os l’avait fait.
Après quelques mois d’intimité avec sa poupée, Kokoschka organisa une grande fête avec de nombreux invités qui admirèrent la femme objet se la passant de main en main jusqu’à ce que quelqu’un, devançant sans doute le désir explicite ou implicite d’Oskar, lui trancha la tête. Tout le monde étant assez ivre, le corps décapité atterrit dans la fontaine du jardin.
Le lendemain matin, alors que tout le monde dormait encore, le facteur qui déposait le courrier dans la boite aux lettres aperçu une femme décapitée baignant dans le bassin d’eau. Affolé, il alerta immédiatement la police qui se rendit sur place pour constater que la femme était faite de laine et de crin. Les restes atterrirent dans une poubelle.
Oskar avait pu livrer la poupée à l’ivresse de ses amis car il avait fait son deuil de la relation avec sa chère Alma. Peut-être aussi avait-il trouvé une autre source d’inspiration et souhaitait-il passer à un autre thème de création.
La vie toute conjugale que Kokoschka mena avec Alma a fait l’objet de toute une littérature psychanalytique ou psychiatrique. A mon sens, le peintre était peut-être fou sur d’autres plans mais le fait pour un artiste de garder un souvenir transposé de sa bien-aimée n’est pas différent de ces gens qui font empailler leur animal de compagnie, de ceux qui vivent au milieu des portraits de leurs chers disparus ou de ceux qui parlent aux cendres de leur moitié conservées dans une urne qui trône sur leur cheminée ou leur table de nuit.